« Est-ce nous qui menons le destin,
ou bien est-ce le destin qui nous mène ? »
Diderot
Né en 1923 d’une mère turque et d’un père bulgare tous deux amoureux de la France, Victor Rodrigue s’est toujours senti profondément Français. Arrivé en France à seulement un an, il a fait de ce pays le sien, en fréquentant les écoles françaises, tout en conservant l’héritage multiculturel légué par ses parents. Toute la famille a été naturalisée au milieu des années 1930.
Le jeune Victor Rodrigue développe très tôt une appétence pour l’art sous toutes ses formes. En effet, il se montre particulièrement intéressé par la peinture, qu’il appréhende comme peu de jeunes de son âge. Dès le lycée, il est sensible à certains peintres qui l’émeuvent, en s’appropriant tout ce qui touche à leur univers (reproductions de leurs tableaux, objets d’art…). Son premier coup de cœur fut pour les Fileuses du peintre Diego Velasquez, dont il admire particulièrement la grâce de la nuque d’un des personnages.
La musique, la lecture sont également chères à ses yeux. Lecteur assidu de Proust comme de Diderot, mélomane averti, Victor Rodrigue est un artiste complet qui, avant d’exercer, s’est intéressé en amateur et s’est passionné pour tous les domaines de l’art.
Le cinéma reste toutefois la grande passion de sa vie et très jeune il sait déjà qu’il souhaite faire carrière dans ce domaine. C’est la guerre qui met à mal ses projets. Quand elle éclate, alors qu’il a à peine vingt ans, la famille est déchue de sa nationalité française et se réfugie en zone libre. Quand celle-ci connaît à son tour l’Occupation, les Rodrigue mettent le cap sur les Alpes du Sud.
Résistant dans l’âme, le jeune Victor Rodrigue rejoint les Forces françaises de l’intérieur (FFI), où il développe son engagement communiste. A la Libération, il regagne Paris où il peut exprimer son militantisme. C’est d’ailleurs par cette voie qu’il aiguise son talent photographique, travaillant en agence de presse puis comme journaliste indépendant.
Par la suite, il prendra ses distances avec le militantisme mais gardera une sensibilité de gauche. Travaillant pour l’entreprise d’électricité de son père pendant quelques temps, il finit par ne plus se consacrer qu’à sa passion, la photographie. Il s’inscrit donc en école de photographie à Paris après la Libération.
Il arpente les rues, appareil photo à la main, et installe dans la chambre de bonne de ses parents une chambre noire afin de développer ses pellicules, en compagnie de Willy Ronis, rencontré au Parti Communiste, avec qui il s’est lié d’amitié à cette époque malgré quelques années d’écart. Les similitudes de leurs parcours de vie, leur amour de la musique les lient et ils restent proches. Des années plus tard, en 1951, ils couvrent ensemble au Congrès de la Paix de Varsovie organisé par l’URSS en tant que photographes.
Toujours fasciné par le cinéma, Victor Rodrigue travaille beaucoup, avant d’être officiellement photographe de plateau, à l’élaboration de reportages sur les tournages de films ou sur des acteurs. Cinéphile averti, Victor Rodrigue suit de manière assidue les dernières sorties et admire les grands acteurs de son époque. Il est incollable sur le 7ème art et sur les grands humanistes comme Buster Keaton, Charlie Chaplin, Ernst Lubitsch, Fred Astaire, Jean Renoir, Marcel Carné… Autant d’artistes qu’il admirera toute sa vie. Il gravite alors dans le milieu artistique. Le film de Jean Renoir La règle du jeu le marquera tout particulièrement.
La guerre ayant mis un frein à l’essor prometteur du cinéma français, la Libération est le théâtre d’une déferlante de films américains dans les salles françaises. Comme l’ensemble du public français, il découvre Orson Welles lors de la sortie de Citizen Kane, en 1946. Il ne cessera ensuite de vouer une admiration sans faille à ce grand homme du cinéma, et aura finalement l’occasion de le rencontrer vingt ans plus tard, sur le tournage de Paris brûle-t-il ?
A la suite de la seconde guerre mondiale, la France met tout en œuvre pour réhabiliter l’art, notamment grâce à la création du Conseil National de la Cinématographie et la tenue des premiers Festivals de Cannes, auxquels Victor Rodrigue assiste en tant que journaliste. Ce contexte favorable à l’essor de nouvelles œuvres françaises va profiter au photographe, dont la passion pour le cinéma ne se dément pas.
Dans les années 1950, le cinéma français retrouve ainsi sa grandeur grâce à des scénarios particulièrement travaillés. « La qualité française » décrite par François Truffaut.
Mais déjà le milieu évolue. En 1956 émerge une nouvelle vedette Brigitte Bardot. Dans le même temps se développe la « Nouvelle-Vague qui voit émerger de nouvelle façon de réaliser des films, moins académiques, plus avant-gardiste.
Ce n’est qu’en 1963 que Victor Rodrigue devient officiellement photographe de plateau en travaillant sur le tournage de Dragées au poivre, dont le casting inclut Guy Bedos et Jean-Paul Belmondo. Spectateur des transformations qui sont alors à l’œuvre dans le milieu cinématographique, Victor Rodrigue nous apporte un témoignage précieux à travers ses photographies.
Acteur majeur de la photographie dans le milieu du cinéma, il participe d’ailleurs lui-même à l’évolution de la photographie de plateau, l’orientant vers une dynamique plus spontanée, moins posée. Il s’agit, selon ses termes, de « piquer » des instants sur le vif. Pour lui, chaque instant est source d’inspiration pour une photo : l’attente des acteurs, la préparation du plateau ; il voit dans tous ces moments de vie qui peuvent paraître insignifiants une forme de magie.
S’ensuivront quelque soixante films sur les tournages desquels Victor Rodrigue saisira des portraits mais aussi des instants. En effet, en plus des photographies imposées par la production, destinées à la promotion des films, il consacre du temps aux « à-côtés », les photographies moins formelles, moins officielles, mais qui en disent tout autant, si ce n’est plus, sur le déroulement des tournages. Il a en effet à cœur de montrer ce que l’on ne voit pas à l’écran, les coulisses des plateaux, autrement dit les préparatifs, les discussions, les moments d’attente.
Il réussit à instaurer une relation de confiance avec les vedettes des films sur lesquels il travaille. Alain Delon, notamment, requiert régulièrement sa présence, et ils développent lors de ces tournages une relation basée sur un profond respect du travail de l’autre. Rencontré sur le tournage de La Tulipe Noire, son deuxième film en tant que photographe de plateau, il travaillera avec la vedette sur une vingtaine de films par la suite dont Le clan des Siciliens, Borsalino, Monsieur Klein, La veuve Couderc…
De nombreux acteurs estiment son travail et il parvient vite à se faire une place dans ce milieu. En soixante films il a tourné avec les plus grandes vedettes de l’époque, Simone Signoret, Yves Montand, Jean Rochefort, Philippe Noiret, Gérard Depardieu, Jean Gabin, Louis de Funès, Bourvil… Son caractère professionnel allié à son regard bienveillant mettent en confiance les metteurs en scène et les acteurs, ce qui transparaît dans ses photographies.
Il développe une complicité avec plusieurs metteurs en scène, notamment René Clément et Gérard Oury, avec lesquels il a respectivement travaillé sur Paris brûle-t-il, Le Corniaud, La Grande Vadrouille, deux des plus grands succès du cinéma français. John Huston, Sydney Pollack, Joseph Losey parmi d’autres sont source de grande inspiration.
C’est tout cela qui nous permet, à travers les photos de Victor Rodrigue, de comprendre l’évolution du cinéma français de l’époque, et de saisir ce qu’était alors la France. Victor Rodrigue s’impose aujourd’hui grâce à ses photos comme un témoin précieux du XXe siècle et nous raconte la renaissance, l’essor, l’évolution et enfin la consécration du cinéma français.